Le dix du mois d’avril : anse de la Tour Barrieu
C’est ainsi que nous entrâmes en bateau au matin d’un beau dimanche.
A cet instant et malgré l’affairement du départ, chacun soupçonne que le frémissement des arbres précède le grand souffle de mer annoncé. Déjà les nuages de coton, sous le bleu, courent à l’envers de la puissante veine.
« Ancre sur tillac », le compagnon de mât conduit la vergue au faîte et comme une évidence notre nacelle, dans le temps suivant, laboure de sa levée les flots qui blanchissent au choc.
L’équipage est aujourd’hui renforcé d’un jeune charpentier en charge des écueils en rivière, mais pouvons-nous même imaginer que ce fin vaisseau contredira le fleuve cinq heures durant pour atteindre la ville neuve ?
De mon poste, sous des flèches d’Eole plus vives et fraîches, je perçois d’impressionnants changements d’aplomb, la piautre semble vouloir sortir de l’eau, le guiroué grince et la mâture grogne.
Ce détroit de rivière est grandiose et inquiétant, pas de chemin, pas de prairies qui viennent mourir au bord de l’eau, seulement un rideau d’arbres pour chaque rive où se superposent les nids géants de nouveaux ptérodactyles noir et blanc.
Afin de nous repérer sur la carte, nous guettons les rares constructions ou repères intemporels, voici en rive gauche les domaines de Créange et des Poissons, la confluence de la Burge est croisée puis à midi l’ancienne auberge de Port Barreau où nous jetons l’ancre et ouvrons nos couteaux.
Sans plus attendre et ne rien perdre de cette énergie qui court la vallée, le Hors du Temps reprend son voyage de remonte. Il nous faut rester « aiguisé » alors que tout porte au relâchement : le tempo des eaux qui roulent sous le fond de coque, le soleil, un léger bercement et une vitesse soutenue à laquelle bien honteusement on s’habitue.
Etre avec le vent est une chose toute curieuse puisque les effets qui le traduisent disparaissent à cet instant, reste que nous sommes embarqués et conduits d’une force surnaturelle.
Plus que jamais nous nous accordons sur le petit drapeau qui traduit la route relative, malgré le cours qui parfois diffère et comme en toute chose le compromis s’impose.
L’ouvrage de franchissement se dessine et nous devinons quelques silhouettes qui scrutent le val, mais il nous faut maintenant décider si le mât de notre fûtreau passe sous la ligne à haute-tension. En ce lieu et par la portée qu’elle engage, elle creuse méchamment le milieu de la rivière, notre route, l’équipage se questionne et l’absence de recul à sa verticale porte le doute.
Quelques longues secondes s’écoulent et notre esprit est déjà sur le pont où seront bientôt nommées les silhouettes qui s’y animent. J’ai dans la tête un parchemin tout droit sorti du Nom de la Rose qui situe à cette hauteur une des plus belles scènes batelières qu’il nous soit donnée de connaître.
Un accueil inattendu mais à la mesure de l’évènement nous attend de toute la famille Picard, hôtes de l’auberge de cette étape et grands connaisseurs de l’affluent.
Ce qui vient d’être accompli n’a pas les attributs ridicules de l’exploit, mais je crains plus que tout encore la fausse modestie. Il est un fait que cette journée, avec ces trois compagnons*, signe (pour les initiés que nous sommes devenus) une des plus belles émotions à vivre en ce bocage du nord bourbonnais.
manu Paris
* Frédéric Mourier, Jean-Marc Duroure, Jean-Baptiste Paris