Voici contée la première étape du voyage de Brassac...

Publié le par L'Equipage des Chavans

 

 

L’afflot se bouscule au bas d’Embraud et j’imagine encore bien des verses et reculées, des contres à mar ou à galarne, des marches écumantes blanches et noires comme un damier, où il doit barder en ces heures, là-haut en Auvergne.

 

Il y a sept jours, au douzième matin de mai, de grosses gouttes bruyantes enveloppaient l’équipage bourbonnais en partance sur le port de Brassac.

 

 

MontpeyrouxSamedi 12 mai 2012

Depuis cinq heures, l’orage gronde, il résonne maintenant là-bas au-dessus des gorges de Saint-Yvoine.

FreuMarque à Jean-Marc, Gros Fred Marque à Fred, Va-de-Bon-Cœur la Charpente Marque-a-Jean-Bapt.JPG, Stéph le Sapeur,

Trudi la Saxonne et moi-même Marque à Manuscrit s’activons aux dernières voies d’eau d’un de nos futreaux. Feutrine, zinc, clous et marteaux s’échangent d’un bord à l’autre du bateau. Chacun voudrait, maintenant, les ancres à bord et voguer pour le Bourbonnais.


Partir à l'égal d'un novice batelier pour Nantes, Orléans ou le Bec d’Allier et recevoir comme un grand film les perspectives et horizons de l’ancienne route des commerces.

 

Pareil à une scène qui a déjà existé, sacs, coffres et couchages, subsistances et réserves d’eau, avirons, bâtons, gaffes et tolets de rechange, cordages divers sont là entassés sur la pointe du vert talus, en attente de chargement.

 

L’image de Saint-Nicolas sur le cœur, de longs sifflets révèlent l’allant et la joie du départ - une séquence d’avirons - et les trois futreaux chavans disparaissent à mar de la première courbe.

 

Bientôt les anciens chantiers de Brassaget sont dépassés. La vallée s’enfonce alors jusqu’au plus sombre du lieu où surgit en fond de rideau végétal, la place forte de la Roche qui paraît, de la rivière, n’avoir aucun accès terrestre. Le Saut du Loup marque le premier souffle de corne du toutier. Bien vite, la confluence de l’Alagnon chante jusqu’à nous, nous voilà prévenus. Débute alors une accélération versante à mar jusqu’au site de Rochetaillade.

 

En tête d’équipe aujourd’hui, j’ai la primeur d’apercevoir la butte de Nonette. Le sommet est dans la brume. Pour mieux profiter des ruines romantiques, nous accostons en rive opposée. Il est l’heure des lames et des quarts, rouge et pâtés de toutes sortes nous font percevoir un soleil qui n’existe pas !

 

Il est temps de rentrer en bateau. La pluie redouble dans la courbe de terre et sable du Breuil-sur-Couze. Le clocher de l’église, sur un fond de ciel de traîne, nous apparaît si proche, que tout le village semble fragile, comme résigné à une crue prochaine.

 

Soudain, à quelques encablures du château de Beaurecueil, au dit-lieu la Grange-Fort, le bachot toutier et le futreau La Gabrielle esquivent dans une parallèle d’école, trois forts acacias couchés au milieu d’une verse puissante. La soudaineté de l’obstacle n’a permis aucune alerte et il est bien certain que le grand futreau n’aura ni la vitesse, ni la connaissance pour parer à ce funeste piège…

 

Après avoir jeté la petite ancre, je ne peux que courir et prévenir dessur la grève, bien assez tôt pour voir le haut bordé du futreau se rompre par le travers et faucher l’équipage. Freu retrouve à la nage la berge opposée au talweg, Stéph est parvenu à se coucher à bord de la nacelle coulée-flottante. Gros Fred, dans les flots, tente de saisir d'ultimes branches... Le moment est pour lui très précaire.

 

Afin de rejoindre la rive qui ancre les fûts des arbres couchés et après avoir brisé une bourde dans une tentative de bac impossible, je décide de franchir la rivière bien à l’aval de cette violence. A cet instant, je ne vois que Freu transi de froid, presque hagard - le bruit de la rivière contrariée et la distance ne me permettent plus de juger l’instant ; il faut faire vite. A travers ronces et racines j’accélère sur le talus à la recherche de Fred qui ne pourra tenir éternellement. Il est là à une dizaine de mètres au plus fort du tumulte, les jambes horizontales par la puissance des eaux.

 

Je me dois de jouer jusqu’à lui les funambules et par chance une forte fourchasse me permet de m’installer confortablement au-dessus de l’artère ! Il doit prendre la décision d’abandonner cette ramée salvatrice et faire confiance en ma prise. J’ai maintenant mes mains autour de ses poignets et je ne lâcherai plus.

 

Durant d’interminables minutes, je converse en silence avec le regard de mon ami. Ni lui, ni moi ne pouvons plus et il est pénible de ressentir l’abandon qui le gagne. Quelques mètres à l’aval, un méchant embâcle, que par chance je suis seul à voir, m’impose de tenir encore. Stéphane apparaît enfin sur le tronc comme une providence. Il n’est pas frais non plus, mais à deux nous parvenons à sauver notre ours en pullover, bienheureux d’avoir maintenant les pieds sur la berge.

 

Durant cet épisode d’énergies dispersées, Jean-Bapt, dit Va-de-Bon-Coeur et Trudi n’ont cessé d’écoper le grand futreau. C’est l’heure de l’inventaire. Nous déplorons seulement la perte du gouvernail de queue et un grand désordre dans les agrès. Par chance, le bateau tient à flot. Un vent de bise se lève.

 

La moitié de l’étape n’a pas été parcourue. Avec courage, chacun a repris sa place, La Gabrielle a cédé son aviron de conduite à l’équipage éprouvé.

 

Issoire nous apparaît sous la forme d’un ancien pont suspendu au tablier disparu. Le temps s’est un peu plus assombrit mais la pluie a cessé. Pour mieux évaluer, l’équipe s’est garée à mar. Elle écoute le dernier pont d’Issoire...

 

D’où nous sommes, la vague de sortie d’arche semble terrifiante et bien sûr le talweg conduit tout droit sur la pile côté ville. Avant le départ du bachot toutier, nous convenons d’un signal : une corne longue, ça passe, une corne en pointillée : stop ! 

 

Cette première journée, je n’avais d’autre choix que d’être seul sur mon bachot, mais ce fait prend toute sa mesure à l’approche de tels franchissements. En effet, avironnant dos à ce qui fait peur, c’est presque le vacarme seul qui me conduit sous la grande arche. Je sens des picotements jusqu’au sommet du crâne et mes mains semblent moins fortes sur les avirons. Il faut prendre de la vitesse et choisir comme l’éclair la trajectoire, je me retourne une dernière fois. Durant une longue seconde, l’équipage voit disparaître homme et bateau. La marche est haute, j’embarque par l’avant et à mon tour, c’est mon équipe que je ne vois plus. C'est fait. A peine la corne longue retentit, Jean-Bapt au pilotage et Trudi à la propulsion surgissent avec maîtrise. Mais une équipe, c’est une équipe. Tant que le dernier n’est pas passé, personne n’est passé. Nous attendons le grand futreau, serre-file depuis Brassac. Il tarde un peu.

 

"Honoris causa" aurait prononcé mon ami Jean-Christophe Grossetête en une telle circonstance. En effet, se confirme que le plus lourd de nos bateaux mais aussi le plus long, enjambe avec aisance les creux, posant sa levée sur le sommet des vagues. Stéphane, Freu et Fred franchissent cette arche auvergnate avec gros coeur, ayant presque la possibilité de toucher de la main la pile écumante, comme on frôlerait les cornes d’un taureau Miura.

 

Depuis quelques kilomètres la rivière serpente au plus près de l’autoroute, sûr que c’est l’inverse, mais la sensation de décalage est tellement forte qu’il nous faut puiser dans les primes motivations de notre entreprise : nous flottons en ces eaux pour la connaissance du parcours de l’ancienne batellerie. Tentons ici l’abstraction.

 

Comme pour motiver notre équipe de marine à poursuivre, l’église de Saint-Yvoine nous apparaît tout là-haut, accrochée à l’à-pic de gorges de granit, nous sommes maintenant subjugués par le paysage. En fait, pour franchir cette contrée au relief vertical, la grande route terrestre côtoie par force, au fond de falaises, la grande route fluviale.

 

Un coup d’oeil à la carte fendue et détrempée, un virtuel vol d’oiseau : il n’est pas de doute que nous approchons des courbes qui précèdent Coudes, l’ancienne marine parlait du passage de l’Anguille. Les flux mécaniques qui nous escortent depuis Issoire semblent enfin laisser place à la musique de la rivière qui court sur ses galets ronds. Voici un ensemble de maisons accrochées, dont les petites fenêtres ont un point de vue imprenable. On repère sur les parois quelques stigmates des plus hautes eaux, là un escalier taillé dans le rocher mène jusqu'à la rivière. Dernier virage et voici Coudes avant la nuit, notre étape. En vérité, nous accostons à galarne sur la commune de Parent, à l’intérieur du coude justement et à l’opposé des gros rochers noirs qui tourmentent depuis le fond des temps la surface des eaux de cet ancien port. Nombre de grands bateaux ont fini ici leur descente.

 

Depuis notre dernière expédition bourbonnaise, que nous avions nommée "à la recherche de l’île idéale", l’installation du campement s’est rodée. Corvée de bois, allumage du feu et des lanternes, disposition des cassettes en cercle, bâtons taillés et plantés pour aider aux séchages des souliers et vestes, quelques pierres disposées en support de nos quarts à soupe et enfin se caler le dos contre ces petits coffres à l’angle idéal, les pieds au feu. Il est trop désuet de dire que la journée a été riche en émotions. Des silences et des regards, des odeurs de tabac subordonnent à tout commentaire.

 

Occupé à la prise convenable des ancres, je n’ai pas fait attention tout à l’heure à la tour de Montpeyroux qui surplombe là haut, illuminée comme c’est la mode aujourd’hui. J’ai devant les yeux, en vrai, cette esquisse, ce crayon pittoresque que je connaissais jusqu’alors. De ce promontoire, il m’est facile d’imaginer la magnifique perspective du cours de l'Allier.

 

Une caporale aux lèvres, le cul sur la levée de mon bachot, je goutte le voyage accompli, au moins jusqu’à l’arrivée de Frédéric et Eveline venus ce soir retrouver l’équipe. Gros Fred, éprouvé, on le serait à moins, rentrera ce soir en Bourbonnais. Demain, c’est le début des "raies", comme on nomme ici les passages rapides de la rivière.

 

Tard dans la soirée, Grand Dom et Cécile, tout droit arrivés des basses terres, complètent l’équipage. Leur fraîcheur fait plaisir à voir, comme les deux gâteaux qu’ils apportent pour fêter les anniversaires de notre charpentier, Jean-Baptiste et de notre colosse Dominique.

 

Doucement, sous le murmure de l’eau noire qui s'enfuit entre les deux paroisses, le campement et son feu s’assoupissent. Dans la nuit, nous prenons conscience que la grosse cloche de Coudes compte toutes les heures... le temps de réaliser, que demain, Cécile sera avec moi, j’en suis heureux et aussi inquiet. Le temps aussi de repenser à cette visite éclairée : "Plus bas, faites attention, tout va aller plus vite, jusqu’à Sainte-Marguerite - vous allez rencontrer des îles - prenez-les deux fois à gauche, puis deux fois à droite - surtout ne vous trompez pas"...

 

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