Dimanche 13 mai 2012
La nuit a balayé tous les gris, les vents de galarne et de bise. Un ciel de soleil et d’azur embrase les filins d’acier du vieux pont et les liserés rouges des bateaux bourbonnais claquent à la lumière.
Hier soir presque clandestine, miroite sur l’autre rive, la fin des eaux du Puy de Sancy, la confluence de la Couze-Chambon.
Grand Dom, premier au réveil, ravigote le petit feu de la veille. Un bon café – pain, beurre, confiture – de l’eau jetée sur les yeux et une rapide vaisselle au sable fin. Pré embarquement : les équipages calent et équilibrent coffres et sacs, positionnent bourdes et gaffes prêtes à amortir au cas où... Chacun prend sa place. La sole des futreaux chargés racle le fond jusqu’aux eaux courantes. Le port tourmenté de Coudes disparaît dans un travelling accéléré, comme si plus loin, les flots s’abîmaient.
Le passif de la première étape, une nuit en pointillé, une équipe reconstituée, un grand aviron en défaut et la mise en garde d'hier soir, obligent tous nos sens. La beauté sauvage de ce chapitre de la rivière et l’envie de connaître plus loin encore, commandent quelques frissons. La joie illumine les visages, comme au seuil d’un voyage pour un nouveau monde. Il nous faut reconnaître que nous sommes plus dépaysés, ici sur cette section auvergnate, qu’entre le Bec et Orléans !
Les raies annoncées, c’est maintenant ! Nous voici au dit-lieu la Roche Gournier – «prendre deux fois à gauche», puis c’est le passage d’Arson – «prendre deux fois à droite». Ca va vite, la surface des eaux est comme un calque des gros galets du profond. Mais la lumière qui baigne la vallée est si positive qu’aucun ne doute d’être maître de son aventure. Les falaises se sont effacées, succède un paysage de gorges adoucies et luxuriantes. Sur un peu plus de deux lieues, calmes et accélérations alternent dans un lit unique et puissant, donnant aux trois bateaux le sentiment de descendre l’escalier d’un géant. Cécile qui barre le bachot depuis Coudes et m’évite maintenant de me retourner trop souvent, aperçoit un village posé en corniche de la montagne, il semble en rive gauche. Ce pourrait être Corent, réputé par le passé pour ses vergers. Les pommes étaient embarquées sur l’Allier pour Paris, via le canal de Briare.
A présent, la rivière n’exprime plus clairement sa continuité, pour tout dire, elle semble disparaître. Trois bras tortueux la divisent au milieu d’une végétation dense, c’est l’instant du choix du toutier... L’eau semble être « avalée » à mar, nous y engageons le bachot. Nous ne connaîtrons jamais l’allure des autres bras, mais celui emprunté perd rapidement de fond, sans pour autant que l’ardeur de la rivière ne s’y atténue. Très vite, dans un choc sourd, nous heurtons une pierre sournoise, puis une seconde, le bachot engage alors un tête à queue brutal. Un instant immobilisé, j’ai le temps de sonner la corne. Concentrés à la patouille, Jean-Bapt et Stéphane, pilotes respectifs de leur équipage, nous esquivent promptement. En rivière et précisément en navigation avalante, il y a une obligation de non assistance immédiate. Les deux futreaux disparaissent derrière une verse encombrée d’arbres morts, par chance couchés dans le sens du courant. Vérifiant l’intégrité de notre nacelle (préalablement renforcée de fer des ateliers Griffet), nous voilà maintenant partis à la course du reste de la troupe. Un, deux, trois virages, toujours rien. Mon équipe semble n’avoir jamais existé ! Les verses qui suivent à mar puis à galarne sont si brutales, qu’il y a peine à imaginer que le grand futreau ait réussi à passer sans dommage. Pourtant, cette bande de brigands est ici garée dans une reculée, veillant à notre arrivée.
La carte en mains, je pressens le pont qui joint les rives de Corent et de Longues. A la fin d'une ultime courbe, il se présente à nous. Un échange d’informations s’ensuit avec des locaux, par la troupe intrigués. La réputation du lieu ne tient pas à son pont, mais à la vague qui lui succède. Depuis deux ans, nous savons tous que ce passage serait un des plus délicats, confirmé par une assistance locale qui nous déconseille fortement de le tenter à la « ronfle ». Cette lame torrentielle et sonore n’a rien de naturel. Elle est le vestige d’une ancienne usine qui forçait ici la rivière pour ses activités. Nous nous garons à galarne, le temps d’une réflexion autour d’un casse-croûte de mi-matinée. Par sagesse (une fois n’est pas coutume), le choix de passer notre flotte à la corde s’impose. Ce n’est pas cette « dépression » fluviale qui nous fait capituler, mais plutôt le manque de dégagement à l’aval pour esquiver un rocher qui fulmine à mi-surface ! Va-de-Bon-Coeur la Charpente et sa scie aux dents "jap", s’attelle sans attendre à un gros arbre mort bloqué dans la passe où nous avons pieds. Il n’est pas à regretter le temps passé à cette tâche, chacun sait que nous assurons la continuité de notre voyage, même si nous devons décharger et recharger les trois bateaux. Durant cette halte forcée, à l’aplomb des vestiges de la tour de Chalus, un curieux personnage à la tristesse infinie s’approche du groupe. Comme une dernière curiosité en lui exprimée, notre périple l’interpelle. Avec le même « enthousiasme », il nous fait part qu’il suit la remontée des saumons et que cette année il n’a réussi à en croiser aucun ! Courtoisement, nous tentons de lui faire comprendre qu’il n’est pas poisson.
Les équipages entrent maintenant dans le pays des sources et des geysers, dont les Martres-de-Veyre et Mirefleurs seront les portes de sortie. A l’amont des derniers ponts de Longues, subsiste la source sacrée du Tambour, presque invisible aujourd’hui. Un peu plus à l’aval, ce sont celles du Saladis. On sait que les romains y baignaient leur chevaux tout entier. La progression dans les grandes boucles de la rivière amène comme une offrande le village de Corent sur son dernier profil – il fait chaud - sur une grève de galets, une famille a planté parasol, c’est dimanche midi.
Mais il nous faut rester concentrés, tant le lit de l’Allier est ici parsemé de pierres millénaires. Le bachot toutier continue son rôle d’ouverture et quand il se trompe, chaque équipage comprend qu’il va falloir tenter autre chose... Seule la vitesse jointe au-delà de celle des flots donne à nos nacelles le choix d’une autre route. C’est donc de très bon coeur que notre barque se retrouve au sommet d’un gros rocher noir, au milieu de l’autoroute, dans une immobilité déconcertante. Stéph, Grand Dom et Freu, Jean-Bapt et Trudi, ont réussi à se garer rapidement dans un «calme». De loin, je comprends leur volonté de nous porter aide, mais le courant est si fort et le fond de roche si glissant, qu’il ne faut rien tenter. Nous devons nous mettre à l’eau, ce sera le baptême de Cécile. Bien qu’elle ne commente nullement la situation, je lui fait part, malgré tout, que toute cette scène pourrait se passer sous des hallebardes à l’approche de la nuit. Avec le souci de ne pas lâcher des mains le haut de bordé et de ne point déraper, nous tentons de faire pivoter notre transport, avec un succès qui se fait attendre. Nous revoilà embarqués, dérivant en tout sens - aviron bâbord rompu, je termine le bac avec une simple gaffe.
Tout va pour le mieux, nous venons de toucher les rives de Sainte-Marguerite. Il est l’heure de se restaurer sérieusement. Nous faisons battre au vent, dans les arbres environnants, nos pantalons et chemises et tout ce qui demande à sécher. Le petit campement provisoire mérite le coup d’oeil et peut même inquiéter – des touristes osent nous demander si nous remontons la rivière (!!). Calé sur ma cassette, pieds nus, la tête en arrière, j’aperçois à l’est les villages accrochés de Lissac et Saint-Maurice. Avant de rentrer en bateau les filles partent à la rencontre d’un petit geyser, vedette de la paroisse, qui s’élève de quelques centimètres toutes les demi-heures. Dans l’action depuis Brassac, la patience est maintenant une rare vertu dans l’équipe.
Ce soir, nous souhaitons arriver à Pont-du-Château, haut lieu de l’ancienne batellerie. Motivés comme des loups, nous franchissons les marches du vallon des Bouys, les passages de l’Albaret et Gondole. Nous laissons à galarne l’étonnant village perché de la Roche Noire, qui fait face à la commune du Cendre et on comprend alors l’histoire géologique du terroir.
Je n’étais pas seul à penser qu’à partir du pont de Cournon, tout aurait moins de caractère. Il est vrai que la traversée de l’agglomération (mot exécrable) en manque fortement. Nous croisons nombre de joggeurs déprimés, écouteurs vissés. Mais dès la fin de la ville, s’élèvent les falaises blanches de Malmouche et des Condamines, dont nous n’aurions jamais imaginé l’existence à ce stade du parcours, censé annoncer la plaine de Limagne. Hautes de plus de vingt mètres, ces verticales de calcaire sont les plus hautes du Val d’Allier. Nous flottons dans ce paysage vertigineux lorsque nous sommes hélés par un homme à pied. Désemparé, il cherche une jeune fille disparue depuis plusieurs jours. Nous l’assurons de notre solidarité.
La muraille de sédiments, rythmée par quelques rigoles qui s’écroulent du sommet, nous conduit ainsi jusqu’à l’ancien port et bac de Dallet. Une auberge de marine, portant ancre en façade, y avait grande réputation. La résille de fer du pont et un vieil escalier de quai s’éloignent, des enfants crient. L’après-midi doucement se consume et nous aspirons tous à un peu de repos. Trop tôt ! Voici les rives des Vacants et le lit encombré de Machal, de sinistre réputation batelière... L’équipage bourbonnais doit une nouvelle fois s’arrêter et juger. Avec la coutume habituelle et «culottée», souhaitant que ce soit le dernier de la journée, nous nous élançons dans un passage à la ronfle au beau milieu d’un damier de pierres calcaires et de rochers volcaniques.
L’emblématique château-mairie de Pont-du-Château impose sa silhouette avant son bourg. Je me dis que cette vision marinière n’a en rien changé. Au fur et à mesure que nous approchons, nous percevons une petite ville très animée. Il y a du monde en promenade sur les berges à galarne et sur les quais à mar où, pour la première fois, nous accrochons nos bateaux à des anneaux forgés. Aujourd’hui encore nous avons la visite de famille et d’amis. Il est vrai que Pont-du-Château doit assurer le spectacle... On le sait que trop ! Pressés de connaître notre avenir, nous montons jusqu’au parapet pour bénéficier d’une vision haute et éclairée. Le verdict tombe : nous nous arrêterons là.
L’arche qui voit passer les eaux principales n’a pas de sortie correcte. Toute la colère des hommes semble brassée là : palettes de chantier, portes de vieux congélateurs, traverses diverses, restes de clôtures arrachées. Les six autres voûtes se terminent par un seuil imposant, infranchissable. Il est difficile de juger, de là d’où nous sommes, de la structure et forme de ce seuil. Un palplanche d’acier découperait sans appel le fond de nos bateaux. Ici, comme au pont Régemortes à Moulins, l’enfoncement de la rivière est nettement perceptible. Il y a deux siècles, les équipes passaient tout droit.
De longues minutes à faire exploser la tête s’écoulent. Arrêter l’aventure ici, c’est tellement dommage. Les mots de Jean-Marc Benoît (charpentier au Bec) résonnent maintenant : «les bateaux, s’est fait pour être cassé», mais ces bateaux, modestes qu’ils soient, appartiennent à une association, à notre association et la responsabilité est entière. D’autant, qu’ils doivent participer à la prochaine Fête de la Rivière, à Château-sur-Allier, dans cinq jours.
Avec mon neveu, d'un unique croisement de regard, nous venons de décider que nous ferons qu’un, dans l’espoir de voler... On ne peut décrire d’une autre façon notre coeur pour en finir avec ce pont. Le bachot file sur son erre en recherche de vitesse – la mère et grand-mère venue jusqu’à nous tourne la tête et nous sautons la marche. Stéphane qui piaffe en amont a déjà en mains les avirons de La Gabrielle, près à en découdre. Le saut est parfait. Une dernière fois et dans une grande exaltation, l’obstacle est défié avec le franchissement du grand futreau. C’est le baptême de Dom et je coche mon carnet de voyage avec satisfaction.
Après ceci, rien ne pourrait atteindre notre moral, nous nous sentons des ailes, d’autant qu’aucune place ne permet ici l’installation de notre bivouac d’évidente façon. Chacun dans ses compétences travaille à la poursuite de cette avalaison (quelques coups d’écopes, calage, rangement et inventaire). Va-de-Bon-Coeur la Charpente et Freu s’activent au renforcement des postes d’avirons fendus ou cassés.
Bénéficiant des dernières lumières de cette riche journée, nous saluons Pont-du-Château, les personnes venues jusqu’à nous et filons vers le site des Madeleines, qui alimente les apéros d’Embraud depuis la première formulation de ce voyage. Dos au sens de la marche, j’ai furtivement face à moi, la perspective du Puy-de-Dôme, comme grossie par une loupe et je réalise que Clermont-Ferrand est tout proche. «Pont-duche» était son port de commerce. La grande lieue qui nous sépare des Madeleines, commune de Beauregard-l’Evèque, se laisse descendre à la vitesse du soleil qui disparaît derrière les volcans d’Auvergne.
Les trois bateaux naviguent de front. Nous réalisons que Jean-Bapt nous quitte ce soir et que ses compétences et allant nous feront grand défaut demain. Le terroir des Madeleines est un «accident» géologique impressionnant. Le fond de la rivière, en ce lieu, est constitué de marnes tendres, sans cesse attaquées par les flots dévalant. L’extraction intensive des sables de l’Allier depuis les années soixante en serait la cause. Encore une fois, l’ancienne marine, n’a pas connu ces grandes marches anarchiques qui barrent aujourd’hui le lit, d’une rive à l’autre. Comme une protection divine, la chapelle romane Saint-Aventin, patron des mariniers, domine de la colline ces cataractes. Ca ne s’invente pas !
La marche des bateaux se fait discrète, chacun, sans l’avouer, tente de percevoir le grondement lointain des eaux qui s’écroulent... Un temps, il nous semble de concert que la surface de l’eau là bas se trouble, ce n’est qu’un banc de pierre affleurant et solitaire. Enfin nous y sommes. Pour ne pas être « avalé », la prudence nous fait garer bien à l’amont de galarne. Dans la coulée d’un gibier, nous nous élevons vers le sommet de la berge pour approcher la Bête tonitruante. Comme dit notre cadet, c’est quand même une « belle saloperie » ! Pourtant, en rien il ne manquerait cette épreuve batelière.
L’équipe s’organise pour passer ce soir car personne n’imagine s’endormir avec la résonance voilée des chutes non franchies ! Il est décidé de présenter nos bateaux par ordre de taille décroissant, car en cette heure, toutes nos forces se mesurent. Le grand futreau racle de sa tonne la marne qui fuse. Les prémices de la nuit et la fraîcheur de la rivière drapent les chavans. Nous bénéficions d’une base de travail, quoique glissante, presque plane. Mètre par mètre, nous progressons à la descente de ces grandes marches, le tout assuré par un tour mort sur un gros arbre, à la charge de Trudi la Saxonne.
Cette concentration finale assure le passage des deux futreaux. Mais comme dit Freu, «il n’y a pas de coup pépère». Voici amené le bachot toutier qui doit être une formalité. Sans câblage de sécurité, nous engageons la descente, comptant sur nos compagnons renforceurs situés plus à l’aval. A cet instant, un choc sous la coque déséquilibre mon boutavent d’équipier qui disparaît dans la rivière, je tente alors d’arrêter cette folle descente – la pointe de la bourde dérape sur le fond juste avant que le bois ne casse – je ne peux éviter le travers qui s’engage à hauteur du visage de Grand Dom debout dans l'eau. De la levée arrière, la faille écumante dans laquelle il est inimaginable de se laisser partir, me laisse extatique... Pour tout tenter, une ancre est lancée, bien vite récupérée. Les réflexes de Dom, Freu, et Stéph le Sapeur sont ici remerciés.
Maintenant, où nous sommes rendus, regardant à l’amont, la surface de la rivière est plus haute que nous tous (surtout moi c'est un fait) et il est difficile de traduire l’énergie qui nous entoure. Pour donner une mesure sonore, il est impossible de communiquer, sans crier face à face ! Le rapide qui succède les chutes, jusqu’au calme où nous fixons nos ancres consume définitivement nos dernières forces. La nuit est là.
Avec la satisfaction du parcours accompli, nous laissons derrière nous les flots éperdus qui seront bien avant nous à Embraud. Notre camp, ce soir, est monté à l’abri d’une petite futaie. Cécile à fait partir le feu qui s’élève d’une douce fumée de bois sec. Bien vite des odeurs de soupe et de cassoulet affirment le cercle des cassettes. De vieilles vestes de pompier sous les fesses, certains ont commencé leur nuit... A distance, la rivière ronfle, comme pour dire «je vous ai fait quelques cadeaux aujourd’hui...».
A la lumière des lanternes, un petit groupe compare ses images de Saint-Nicolas, certaines encore vives de leurs couleurs, d’autres sensiblement lavées, presque invisibles. «La mienne à fait Orléans et toi ?».
manu