Ce jour, on ne peut considérer ces eaux comme confortables, encore moins "marchandes", néanmoins malgré quelques passages où force est d'utiliser les grands bâtons ferrés, le bateau du jour ramène ses passagers heureux d'une si belle matinée sur l'eau qui vaut les meilleures méditations.
photos nelly perret
Dans l'après-midi, des membres de l'équipage aguerris ou en passe de le devenir, s'exercent en rivière. Au bâton pour Gilles qui ira jusqu'à rendre visite aux eaux discrètes de la Bieudre, et Nelly sur le bachot, motivée comme jamais pour maîtriser le bac aux avirons.
D’où vient et où va l’eau qui passe au pied d’Embraud ?
Les anciens appelaient les rivières « les chemins qui marchent », pendant très longtemps les hommes les ont empruntés pour se déplacer et utiliser cette énergie pour transporter des marchandises, d’abord du haut pays vers les contrées d’en bas, à bord de nacelles à usage unique puis en mettant au point différentes techniques pour aller dans l’autre sens, comme le halage, les avirons, la voile, les machines à vapeur, le touage puis les moteurs… Il convenait d’avoir un niveau suffisant porter bateaux sur les eaux marchandes, soit pour la rivière Allier, une centaine de jours par an, de l’automne au printemps. Le chemin de fer, plus performant à bien des égards, sonnera la quasi disparition de cette histoire, remise en partie au goût du jour à la fin du siècle dernier par le mouvement culturel « vieux gréements » et des passionnés qui en de nombreux sites, dont Embraud relanceront la fabrication et l’usage des bateaux renouant et renouvelant les savoirs faire et les pratiques.
1995 : Construction de l'Amusette par les frères Boirat
Sur le bassin ligérien dont l’Allier est un membre important il y avait à cette époque encore quelques références en la matière comme les pêcheurs professionnels et entre autres les Benoit de Gimouille ou des constructeurs de bateaux comme Guy Brémard installé à Rassay en bord de Vienne, à l’origine de beaucoup des bateaux de la flotte des Chavans et diverses initiatives, dont celle de Vent de travers, de Quintal Double, du groupe Ellébore, etc… pour réanimer avec un objectif culturel et de loisirs cette marine fluviale. Le Projet d’Action Educative du lycée agricole de Neuvy avec la construction et les multiples navigations de la B’rdine et de la Tortine s’inscrivait bien, à sa manière dans cette perspective et a sans doute contaminé le Bourbonnais.
Jean-Christophe Grossetête avec ses élèves du Lycée Agricole de Neuvy
En tout cas, pas d’école où apprendre les gestes, certes des documents et des illustrations mais l’absolue nécessité d’expérimenter sur le terrain, de tâtonner jusqu’à ce que l’efficacité puis l’esthétique confirment les autodidactes de la justesse de leurs « études ».
Billy
Les bateliers Chavans et Cap’taine Manu dès la fin des années 1980 et à force de pratiques sur bientôt 30 ans en connaissent très bien les parties qui sont de part et d’autre de leur porte et notamment le segment Moulins-Apremont et il n’est pas rare qu’ils circulent à l’amont à partir de Châtel-de-Neuvre ou Monétay et en aval sur le fleuve jusqu’à la Charité-sur-Loire, voire Orléans et au-delà, qu’on les trouve à l’œuvre à Nevers ou à Decize à l’occasion d’un événement festif.
Moulins
Mais la rivière est sauvage, divague dans son lit et il faut sans cesse réactualiser ses connaissances et s’adapter aux nouveautés. Poussés par la curiosité et la nécessité de savoir comment c’est au-delà, ils ont même réalisé à bord de différentes nacelles, l’avalaison sur la totalité du voyage des parcours historiques vers Nantes, dont ils ont relaté l’aventure et les péripéties dans le blog, en plusieurs épisodes étalés sur plusieurs années.
Nonette
Ils se sont embarqués à l’amont, en 2012, pour découvrir et parcourir en quatre jours, à bord du bachot Mathilde et des fûtreaux La Gabrielle et Fût-de-Trop, les 136 kms de ce premier segment de la rivière à partir de Brassac d’où l’on chargeait du charbon des mines locales à bord des « gabares » pour l’envoyer au fil du courant vers l’aval. Billy sera la destination de ce voyage délicat, car dans ce secteur, la rivière occupe par un débit moyen (c’était le cas) avec une lame d’eau réduite un lit étroit, parfois encombré d’arbres, chablis ou rachats qui peuvent obstruer et rendre le passage en bateau très périlleux, d’autant plus que le courant y est fort.
Les bateliers dans ces conditions n’ont pas beaucoup de temps pour choisir et réaliser une option et passer sans dégât au-delà des obstacles. Ajoutons à cela une alternance de passages rapides où des hauts fonds peuvent cacher des pièges casseurs de bateau,
Longues
et des « calmes » bienvenus pour récupérer et anticiper des efforts. A Brassac, l’Allier sorti de ses gorges à Vieille-Brioude, coule dans les limagnes qui se succèdent jusqu’au Val-d’Allier.
Auzat
Si naviguer dans les gorges est exclu pour nos bateaux, sauf pour Bibi qui l’a fait à bord d’un bachot dont il était le facteur, les amateurs de rafts, d’hydrospeed, de canoés et les kayakistes s’y régalent notamment en profitant des lâchers d’eau du barrage de Poutès-Monistrol, aujourd’hui fort heureusement en cours d’une reconfiguration plus compatible avec la vie normale d’un cours d’eau, qui plus est rivière à saumons.
Saint-Yvoine
En mai 2011, en 3 jours l'équipage des Chavans avait réalisé à bord de Hors du temps et Tresse-Allier, avec pas beaucoup d’eau le parcours aval entre Billy et Château. Une autre fois, ils ont rejoint le festival de Loire d’Orléans en septembre encore avec pas trop d’eau, il a fallu franchir le seuil des Lorrains à l'aval d'Apremont, puis la passe à poissons au milieu de rochers au Guétin. Une autre fois, abandonner pour cause de tempête, à rien de Nantes où crue + marées océanes + vent contraire se sont conjugués pour heureusement les dissuader de braver les éléments et écourter l’ultime étape, bien que sous la protection de Saint Nicolas, qui aurait eu bien à faire s’ils en avaient décidé autrement. Maintenant pour aller vers un point d’embarquement lointain ou revenir au port d’attache ça se fait en camion-grue !
Coudes
Les lecteurs fidèles du blog ont suivi ces aventures reportées au fur et à mesure de leur déroulement ; ils peuvent y revivre les émotions et plein d’anecdotes en consultant les archives et sont régulièrement informés de la vie des bateaux et de l'équipage qui fournissent abondamment de la matière…
On parlera ponts, bacs, occupation des sols, biodiversité ultérieurement.
Ils ont des tailles et des volumes variables en fonction des utilités pour lesquelles ils sont construits mais comme ils circulent tous sur la rivière, dont certaines caractéristiques ont été précédemment évoquées ils partagent des critères. Du fait des variations de débit et de hauteur d’eau il leur faut un tirant d’eau le plus faible possible pour qu’ils soient efficaces à transporter du fret sur le plus de jours possibles et donc il faut des fonds plats et des bords évasés, poussée d’Archimède oblige.
Chaland avec son tableau arrière droit
A l’avant, en proue on distingue le plus souvent une levée qui permet d’aborder dans un maximum de circonstances tandis que la poupe, c’est-à-dire l’arrière est, surtout pour les grosses unités dit à "cul carré" alors que beaucoup des unités moyennes se terminent en demi-levée. En version primitive on parle de bateaux monoxyles, qui à l’instar de nombre de pirogues étaient taillés au feu et à la hache dans le fût d’un seul arbre…
La Montagne du 26 mai 1998 : une pirogue monoxyle est découverte au Guétin
Etant conçus dans leur grande majorité pour ne faire qu’un voyage vers l’aval, ils étaient constitués des matériaux disponibles à leur point de départ où on les fabriquait en grand nombre et construits de façon à être aisément déchirés peu de temps après leur sorties de l’eau et mises au sec. Ainsi le contenant s’ajoutait au contenu dans les transactions !
Sapinières chargées à la descente
Evidemment les bateaux d’aujourd’hui, s’ils gardent les formes, les proportions et les composants de ceux d’antan, sont conçus pour d’autres usages et donc une durée d’utilisation longue, d’au moins 20 ans, si toutefois les propriétaires leur accordent des soins quasi quotidiens, comme c’est le cas au pied d’Embraud.
La première unité acquise par les chavans, le bachot Mathilde, issu du travail de Guy Brémard, un 5 m (de long) témoigne bien de cette attention permanente puisqu'il a été construit en 1992, soit l’âge respectable de 28 ans.
C’est l’unité de base dont les dimensions sont démultipliées pour décliner des nacelles de taille plus importante, à savoir les fûtreaux (7 à 10 m), les toues, les chalands aussi appelées selon le bois dont elles sont faites, chênières ou sapinières.
Hors-du-Temps,
Chantier de Saint-Germain-sur-Vienne en 1994 : Jean-Christophe, David et Guy Brémard
ou la Gabrielle, des « brémard »
ou le Tresse-Allier, un Thévenin-Durin sont bien représentatifs des fûtreaux,
Michel Thévenin à l'aviron de "coue" du tresse-AllierSerge Durin
alors que le Lion d’Or,
un « benoît dit Bibi » est à ranger dans la catégorie toue cabanée.
Jean-Marc Benoît
Si bachots et fûtreaux s’accommodent de quasi tous les débits de la rivière, les étiages peuvent mettre durablement au chômage les unités plus lourdes… Parfois motorisés ils évoluent au fil de l’eau à la patouille pour se maintenir dans le courant et la lame d’eau majeurs, aux avirons
Hors-du-Temps propulsé par ses trois postes d'avirons
et à la bourde pour accélérer la descente ou pour remonter le courant ou encore se maintenir lors d’une traversée par un bac,
Tresse-Allier conduit aux bâtons
et pour ceux qui disposent d’un gréement à la voile, si le vent veut bien permettre les allures portantes en soufflant, du Nord, de galarne sur l’Allier.
Etablissement de la grande voile de 50 m² sur Hors-du-Temps pour une Fête de la Rivière
En pratique et selon les besoins on combine ces différents modes de propulsion. Les vents dominants sur notre région sont d’Ouest alors que la rivière coule du sud vers le nord ce qui réduit les occurrences (attestées) de remonter vers Moulins avec à la fois suffisamment d’eau et la bonne orientation d’Eole. Sur la fin de la grande histoire batelière, les inexplosibles comme aujourd’hui avec les moteurs, on s’affranchit de la contrainte vent.
En vue de la participation du futreau chavan Bel Orléans aux prochaines fêtes batelières de Saint-Benoît-sur-Loire, Gilles travaille son geste au bâton ferré entre Embraud et le bec de Bieudre.
Confluence de l'Allier et la Loire au Bec (photo croisi)
L’Allier, une rivière qui passe son temps dans ses lits…
Originaire de la Margeride et plus précisément à 1.485 m d’altitude, du Moure de la Gardille, une montagne Lozérienne entre Langogne et Le Bleymard, elle coule grosso modo sur un axe du sud vers le nord, pour confluer après plus de 400 kilomètres avec la Loire, près de Nevers, au Bec d’Allier, à 167 m.
Son bassin versant, de plus de 14.000 km² est essentiellement constitué sur le Massif Central et son régime est d’origine pluviale, lié surtout aux influences océaniques sur la grande majorité de son territoire, et aussi pour l’amont, aux influences méditerranéennes ou cévenoles qui impactent rapidement et fortement les débits. Quand ces deux influences se combinent, elles génèrent des crues de grande envergure.
Circulant sur un substrat globalement imperméable elle réagit rapidement à la saturation des sols par les pluies, un peu à la manière des gouttières d’un toit. Le ruissellement l’abonde engageant des afflots et des crues ; à l’inverse, elle accompagne d’étiages qui peuvent être sévères les épisodes de sécheresse surtout estivale. Les valeurs d’étiages extrêmes non soutenus à Cuffy, à la confluence avec la Loire sont inférieures à 10 m3/seconde, tandis que les crues les plus fortes peuvent atteindre des débits de plusieurs milliers de m3 au même endroit, comme en 1790, 1846, 1856 et 1866 alors que le débit moyen est de l’ordre de 150 m3/s. Ces variations considérables expliquent l’occupation plus ou moins importante du lit mineur par temps moyens et des débordements sur le lit majeur qui peuvent être considérables en surface et en hauteur ennoyées. Le pont Régemortes, édifié au XVIIIème siècle à Moulins est un indicateur très intéressant, du fait de sa pérennité exceptionnelle sur plusieurs siècles, pour mesurer et mémoriser ces amplitudes.
Tout le long de son cours les localités ou ouvrages portent gravés dans la pierre des niveaux et des datations des crues d’importance qui peuvent survenir de l’automne au printemps. En terroir Chavan, le repère officiel c’est l’échelle des crues du pont du Veurdre qui flirte certains étés, comme celui de 2019, avec la cote - 1 m, se cale autour du niveau O pour les débits moyens,
Une vue ancienne depuis le pont du Veurdre sur le bras principal (!) rive droite
monte à près de 3 m pour les crues dites remarquables et peut même indiquer près de 6 m pour les crues exceptionnelles…
La toue cabanée Le Chemin qui Marche posée dans les prés d'Embraud après la crue du 6 février 2003
Un regard, en parallèle simultané sur les échelles en amont de Régemortes et surtout de Châtel-de-Neuvre, parce qu’elles anticipent d’environ une dizaine d’heures ce qui va passer d’eau au Veurdre, permet de prévoir la tendance haussière ou baissière de la variation de débit.
Jean-Christophe Grossetête voguant avec son futreau Fol-Allier au beau milieu du pré du Lion d'Or (entre Le Veurdre et Château) lors de la crue du 8 novembre 1994
En zone de plaine, la rivière visible est doublée dans l’épaisseur des alluvions comme à Embraud d’une nappe alluviale souterraine qui évolue parallèlement, captée à certains points pour l’alimentation en eau potable dont la qualité est largement conditionnée par celle de la surface et des pratiques humaines qui occupent les sols de la vallée.
Détroit Château-sur-Allier / le Veurdre (photo pierre mannoni)
Qualifié de « sauvage », l’Allier est en effet laissé, comparativement à beaucoup d’autres cours d’eau européens, libre de divaguer dans ses lits, bien qu’il ne soit pas totalement exempts d’aménagements au droit des ponts et ouvrages sensibles, de seuils comme celui des Lorrains à Apremont, de retenues d’eau comme à Naussac et à Vichy, dont certaines ont été effacées comme à Saint-Etienne-du-Vigan ou sont en cours de reconfiguration comme à Poutès-Monistrol. Cette originalité lui confère un grand intérêt hydrologique et environnemental. Il est principalement tributaire des apports en rive gauche de l’Alagnon et de la Sioule, en rive droite de la Dore dont les sources respectives sont établies dans les montagnes Auvergnates. Lui-même est un affluent majeur de la Loire, le fleuve, dont cette dénomination fit débats avant d’être maintenant bien établie.
Embraud : Jean-Baptiste 12 ans s'exerçant à la bourde dans les prés pendant la crue du 5 mai 2001
Ces caractéristiques conditionnent très largement les attitudes et les comportements humains de ses riverains que nous évoquerons dans des publications ultérieures, à paraître bientôt.
Après un jour et demi de pluie, ce matin c’est enfin l’accalmie. Vite mon appareil photo, je descends à la rivière ! Le soleil entre deux nuages laisse transparaître une lumière argentée qui se reflète sur l’eau. Le vent du sud est toujours présent et fait flotter les drapeaux chavans.
Après avoir visité tous les bateaux pour un écopage nécessaire, je m’accorde une petite pause à l’abri de la cabane du Lion, tout est calme et paisible.